Février 2022 = libération ?

Rédigée en février 2021. ©alicebabin (toute reproduction intégrale ou partielle est interdite) 

Février 2020. 1ère série d’injonctions gouvernementales : « ne vous serrez plus la main ! Ne faîtes plus d’embrassades ! »

Ma cousine et moi, on rigole bien dans son petit restaurant « Laure du monde ». Elle n’a jamais eu froid aux yeux : elle a fait le tour de la planète, plus de 40 000 kilomètres dans le sable, la terre, la forêt, les montagnes, les marécages… Elle a traversé des villages, des villes, des cités, des métropoles… Alors, tout ce tintouin médiatique pour un virus de 0,125 micron débarqué de Chine apparemment…voilà qui passe bien au-dessus de son visage doré de baroudeuse ! Mais Suzette, la voisine, prend la chose très au sérieux : elle ne sort plus sans sa paire de gants et son masque chirurgical. Ah, on la repère de loin ! Les gens échangent des regards moqueurs dans son dos.

A l’école primaire, mon fils a pleuré dans sa classe de CE1 : son camarade Maël, pourtant assis à côté de lui depuis le début de l’année, a demandé à changer de place. « Il y a une étiquette « made in China » sur ma trousse ! » m’explique mon rejeton en essuyant une larme. Mais pour la petite Jade, charmante fillette d’origine asiatique, c’est pire : ses yeux bridés effraient les autres enfants. Ils ont inventé ce jeu cruel : qui osera s’approcher de Jade au risque d’attraper le virus ? Les parents d’élèves s’insurgent entre eux : pauvre gamine ! C’est injuste ! C’est intolérable ! Mais aucun ne vient directement saluer la famille de Jade.

Pour ma part, je commence à écrire un nouveau roman, utilisant le peu de temps dont je dispose. Une histoire de science-fiction.

Avril 2020. 2ème série d’injonctions gouvernementales : « ne sortez plus de chez vous, sauf avec une attestation , et veillez à cocher la bonne case ! Fermez les commerces non-essentiels ! Conservez 1m50 de distance entre vous ! Fermez les écoles ! Ne faîtes pas de sport à plus d’un kilomètre de votre domicile et jamais plus d’une heure ! »

Ma cousine est un peu embêtée : son petit restaurant va devoir fermer pour quelques semaines. Les habitués sont déçus. Plus personne ne taquine Suzette : dans les grandes surfaces, presque tout le monde porte un masque et des gants. Désormais, le client qui s’avance dans les rayons à visage découvert se sent scruté, jugé, culpabilisé : la prochaine fois, il camouflera sa bouche et son nez, comme les autres.

Mon fils a bien du mal à comprendre pourquoi il ne va plus à l’école : bien sûr, il voit sa maîtresse tous les jours, mais son visage nous arrive légèrement pixellisé et sa voix déformée par nos enceintes de piètre qualité.

Pour ma part, j’ai désormais tout le temps nécessaire pour terminer mon roman de science-fiction.

Novembre 2020. 3ème série d’injonctions gouvernementales : « restez chez vous encore une fois ! Refermez les commerces non-essentiels, mais aussi les rayons culturels et vestimentaires des supermarchés ! Mettez des masques à vos enfants, car les écoles resteront ouvertes ! »

Ma cousine a toujours le regard un peu mouillé : les aides de l’Etat ne suffisent plus à compenser le gouffre dans ses finances. Elle qui aimait tant son petit restaurant et les habitués qui la saluaient de bon cœur ! Un petit écriteau pendouille sur la porte de l’établissement : « fermé pour cause de crise sanitaire ».

Mon fils ne comprend pas pourquoi il doit continuer l’école alors que la plupart des adultes travaillent à la maison. Le masque lui donne chaud dans la classe. Parfois, le tissu le démange alors il se gratte furieusement le nez. Ensuite, la maîtresse fait couler un peu de gel hydroalcoolique dans sa petite main tendue.

Pour ma part, je commence à écrire un nouveau roman de science-fiction.

Décembre 2020 puis janvier 2021. 4ème série d’injonctions gouvernementales : « ne sortez pas de chez vous passé 18 heures ! Ne vous rassemblez pas à plus de six personnes dans votre domicile ! Portez le masque dans les grandes villes ! Arrêtez de vous parler dans les transports en commun ! Conservez deux mètres de distance entre vous ! »

Ma cousine a de fréquentes crises de larmes et ses yeux sont constamment rouges, vieillis par les cernes. Elle est en dépression sévère : « Laure du monde » a dû fermer, définitivement. Elle prend son anti-dépresseur et ses anxiolytiques tous les jours, mais la chimie des médicaments ne compense pas l’alchimie avec les clients.

Mon fils s’est bien habitué au masque. Désormais, c’est lui qui le réclame dans la voiture, alors même que nous sommes encore à 500 mètres de l’école.

_ Tu n’as pas besoin de l’enfiler tout de suite ! C’est trop tôt ! lui dis-je.

Mais il place la bande de tissu sur sa bouche miniature et me répond de sa voix un peu étouffée :

_ Si, si ! La maîtresse l’a dit : quand on approche de l’école, on met le masque !

Pour ma part, j’observe les gens et j’inscris dans mon roman en cours leur détresse, leur courage, leur tristesse, leurs outrages, leurs espérances, leur exaspération, leur patience, leurs appréhensions.

Avril 2021. 5ème série d’injonctions gouvernementales : « restez chez vous encore une fois ! Si vous devez sortir pour l’un des motifs indiqués sur l’attestation, portez le masque, partout, tout le temps ! Oui, même dans les campagnes ! Conservez 3 mètres de distance entre vous ! »

Ma cousine continue à voir son psychiatre, sa psychologue et son hypnothérapeute, assise très loin de leur grand bureau. Elle a toujours le regard un peu mouillé. Les anciens habitués du restaurant lui lancent quelques mots de compassion quand ils la croisent pendant notre heure de liberté. Maintenant, ils ne mangent plus que chez eux, assis à leur table solitaire.

Mon fils joue tout seul dans la cour de récréation, avec son masque sur son petit visage, évidemment. Les jeux collectifs sont interdits, de toute façon. Plus de ballon, plus de billes, plus de « c’est toi le chat ! ». Les enfants s’inventent des histoires dans leur tête saturée d’informations, isolés dans leur bulle protectrice.

Pour ma part, je termine mon roman de science-fiction. J’ai amplement le temps.

Septembre 2021. 6ème série d’injonctions gouvernementales : « ne rouvrez pas les écoles : les enfants feront leur rentrée en distanciel ! Ne sortez pas avant 10h, ni après 16h ! Ne recevez pas plus d’une personne à la fois à votre domicile ! »

Ma cousine est morte : on l’a retrouvée au bout d’une corde, le visage pâle et tout chiffonné. Quoi qu’il arrive désormais, « Laure du monde » restera dans son petit coin de quartier, invisible et clos. De toute façon, les anciens habitués se rappellent à peine le goût de la fameuse tarte meringuée, spécialité de ma cousine. Ils consomment les produits des supermarchés, seules denrées accessibles. Les cadres de l’industrie agro-alimentaire se frottent les mains.

Mon fils insiste pour garder son masque à la maison : « on ne sait jamais ! ». Il se lave les mains cinquante fois par jour, même s’il ne sort plus, pas même dans le jardin : la maîtresse dans l’ordinateur a dit qu’il fallait rester prudents et continuer à respecter les gestes barrières.

Pour ma part, lorsque je suis autorisée à quitter mon petit logement, entre 10h et 16h, j’observe les gens. Je contemple leurs figures allongées, apeurées, désespérées, et je me demande quel sera le titre de mon prochain roman de science-fiction.

Février 2022. Annonce gouvernementale : « le danger est passé ! Notre Nation a vaincu le virus de 0,125 micron ! Les vaccins nous protègent contre les souches anglaise, sud-africaine, brésilienne, néo-zélandaise, marocaine, islandaise, thaïlandaise et vénézuélienne ! Tout est fini : l’état d’urgence sanitaire, le port du masque obligatoire, les gestes barrières, la distanciation physique, le travail en distanciel, les hôpitaux débordés… ! TOUT EST FINI ! »

Sur la tombe de ma cousine, les fleurs sont fanées depuis longtemps. Dans les allées du cimetière, des bandes de tissu bleu clair traînent un peu partout : des masques que des gens peu scrupuleux ont abandonné sur place. Les corbeaux curieux viennent les piquer de leur bec puis s’éloignent à tire-d’aile.

Mon fils refuse de quitter la maison : l’ordinateur est devenu la maîtresse alors il ne voit pas pourquoi il retournerait dans un endroit tel que l’école, plein de nouveaux virus potentiels… Il ne se rappelle plus les prénoms de ses camarades de classe. En revanche, il récite « Astrazeneca, Pfizer-BioNtech et Moderna », comme une comptine rassurante.

Pour ma part, je déambule dans la rue : les rares passants ont une allure de fantôme. Ils s’évitent du corps et du regard, le masque sur la bouche car…a-t-on pensé à la variante sud-coréenne du virus ? Comment peut-on être certain que les vaccins sont efficaces contre elle ? Les vitrines des magasins sont vides. Je passe devant « Laure du monde », dont il ne reste que le rideau de fer rabattu. D’ailleurs, dans le quartier, aucun restaurant n’a rouvert ses portes. Les gens mangent dans leur cuisine ou parfois dans leur salle à manger, pour changer un peu de décor.

Je n’écrirai plus jamais : la vie est devenue un roman de science-fiction.

FIN