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  Vendeurs de rêves (extrait n°1)

« Et si vous pouviez CHOISIR vos rêves ? »

Carole reposa sa fourchette avec brusquerie et quelques petits pois roulèrent sur la toile cirée :

_ C’est pas possible ? C’est une plaisanterie…

Sur l’écran de télévision, l’ingénieur poursuivait ses explications :

_…vous imaginez ? Bientôt, les gens décideront de quoi ils ont envie de rêver. Amour, argent,voyage…Tout deviendra accessible, par simple programmation cérébrale. Finies les productions oniriques aberrantes ( vous savez, quand on embrasse fougueusement une collègue qui se transforme soudain en fraise géante avant d’être emportée par une tornade ? ). Finis les cauchemars…à moins que vous ne les choisissiez !

Le mois de janvier était froid. Les Beaumont, réunis dans la cuisine surchauffée de leur appartement parisien,  dînaient devant les actualités.

_Quelle partie de notre cerveau produit les rêves ? Et comment peut-on les contrôler? demanda le journaliste.

_Tout est parti d’une étude menée il y a deux ans par l’institut du rêve et de la conscience, à Lausanne : des neuroscientifiques ont passé au crible le cerveau de 46 sujets. Grâce à un réseau de 256 électrodes, ils ont pu identifier les zones du cerveau impliquées dans la formation des rêves.

En réveillant les volontaires au milieu de la nuit et en leur demandant de décrire leurs rêves, les chercheurs ont comparé les zones cérébrales spécifiques en ébullition, en fonction du contenu des rêves de chacun. Ainsi, un sujet qui rêve qu’il écoute un discours , active l’aire de Wernicke, soit la zone du cerveau responsable de la compréhension verbale.  Si un sujet parvient dans un songe à voir un objet avec précision, c’est le cortex visuel qui montre des signes d’activité intense.

Maintenant qu’on sait localiser l’origine des rêves et les zones cérébrales actives en fonction du contenu onirique, des recherches sont en cours pour produire des rêves déterminés artificiellement. Par exemple, en agissant sur le cortex gustatif, on pourra faire en sorte que le sujet rêve d’une barre de chocolat.

_Extraordinaire… et à votre avis, dans combien de temps cette nouvelle technologie sera-t-elle disponible ? Je veux dire…pour le grand public ?

_Et bien, je dirais… pas avant une demi-douzaine d’années. Mais, dans un avenir que je souhaite le plus proche possible, les jeunes  trouveront parfaitement normal de programmer leur cerveau avant d’aller se coucher. Exactement comme on programme la sonnerie de son réveil. Ils ne comprendront même pas comment faisaient leurs ancêtres pour supporter les rêves incontrôlés. Vous vous rendez compte ? En 2019, nous sommes toujours incapables de diriger notre inconscient !

_Ben oui…c’est pour ça qu’on l’appelle « inconscient », crétin ! fulmina Carole.

Dans sa fureur, elle ne voyait plus que la face satisfaite du scientifique sur le téléviseur. Sans percevoir  le regard amusé de Mathieu, son compagnon, ni l’étonnement de leurs deux garçons,  elle s’emporta :

_Les gens deviennent stériles à cause de leurs téléphones portables, les cancers se multiplient à cause de toutes ces ondes qu’il y a partout, et malgré tout ça, on continue ! On continue la course au technologique ! C’est inconcevable !

Elle caressa son ventre rond.

_J’espère que  tu ne pourras jamais choisir tes rêves, bébé Lina. Et tes grands frères non plus.

Vendeurs de rêves (extrait n°2)

 

Carole étala soigneusement la taie d’oreiller sur la planche et entreprit de la repasser. A côté d’elle, la radio murmurait son flot de réclames. Carole n’augmenta le volume sonore que lorsqu’elle entendit le générique de l’émission.

_ Chers auditeurs, bonjour. Aujourd’hui, dans « Sciences sans conscience », un sujet très attendu, pour une science très à la mode mais aussi très controversée : l’onigraphie. Pour en parler, nous recevons aujourd’hui Frédéric Stiegler, directeur du CRICM, soit le Centre de Recherche sur l’Interface Cerveau-Machine de Genève, ingénieur oniriste et père de l’onigraphie. Professeur Stiegler, bonjour et merci d’avoir accepté mon invitation.

_ Bonjour Max et merci à vous de m’avoir invité !

_ Si vous le permettez, petit récapitulatif pour nos auditeurs: la première rêvothèque française a ouvert ses portes le samedi 8 janvier. Aujourd’hui, soit exactement deux semaines plus tard, on compte trois établissements d’onigraphie dans la capitale, un à Rennes, deux à Lyon, deux à Marseille.

Carole plia la taie, la déposa sur la table du salon et s’empara d’un torchon de cuisine.

_…Le catalogue de rêves disponibles ne cesse de s’épaissir. Une revue spécialisée dans la critique de productions oniriques vient même de paraître : Onirix.

Elle repassa le tissu en fronçant les sourcils.

_…Enfin, d’après l’INSEE, près d’un Français sur deux songe à se faire implanter un rêve.

_ Quoi ? Un sur deux ! Ces gens sont des inconscients…bougonna-t-elle en claquant le fer à repasser sur son support.

_…Comment expliquez-vous ce succès, professeur ?

_ Monsieur Truquier, avez-vous déjà eu envie de frapper votre voisine quand elle passe l’aspirateur à 8 heures du matin, pendant votre grasse matinée ? Ou bien d’insulter l’individu qui vous double dans une file d’attente. Ou bien d’espérer avoir la grippe pour échapper au réveillon chez vos beaux-parents. En somme, avez-vous déjà eu de mauvaises pensées ? Je suis sûr que oui. Et si des gens vous disaient : « Maintenant, vous allez pouvoir choisir vos pensées », que diriez-vous ? Auriez-vous envie d’être une personne qui n’aurait que des pensées bienveillantes, optimistes, généreuses ?

_ Et bien…je suppose que oui.

_ Alors vous comprenez parfaitement pourquoi l’onigraphie est un tel succès : les gens veulent maîtriser leur esprit. Et les rêves constituent une partie de l’esprit. Bien utilisés, ils peuvent le façonner, à la convenance des implantés.

_ Vous évoquez là les rêves thérapeutiques… Trente-deux pour cent des sondés ayant eu recours à l’onigraphie ont choisi un rêve de cette catégorie.

_Oui, et les gens constatent que ça marche ! Vous savez peut-être qu’un de mes patients au CRICM était atteint d’une phobie sociale très avancée. Il ne pouvait plus faire ses courses, ne recevait plus guère chez lui que les membres de sa famille, et encore, en petits comités. Cet homme n’en pouvait plus et il a accepté de participer à nos recherches. Au bout de trois implantations seulement, il a pu se rendre dans un supermarché sans faire de crise d’angoisse.

_ C’est formidable mais…réservé aux classes sociales les plus favorisées. Qui peut se permettre de débourser trente euros par rêve ?

_ Et même cinquante pour les rêves personnalisés. Or, ce sont les plus efficaces. Vous avez raison monsieur Truquier. Il faudrait que les implantations à visée thérapeutique soient remboursées.

_ C’est envisageable ?

_ Là, ce n’est plus ma partie mais… On peut imaginer que, dans un avenir proche,  l’onigraphie sera reconnue comme une thérapie à part entière, et donc sujette à prescription et remboursement. Il suffirait d’une volonté politique…

Carole se sentit un peu rassurée. Si cette nouvelle pratique était davantage encadrée, les risques seraient moindres.

Rue des chats

Bernadette écoute ses guides. Elle pour qui les églises, les temples, les mosquées, les synagogues avaient beaucoup moins d’intérêt que les maisons d’à côté, voilà qu’on lui propose maintenant de faire migrer son âme !

_ Il s’agit d’élargir votre champ de conscience jusqu’à pouvoir quitter le cycle des réincarnations, explique l’un des êtres.

_ Vous avez des préférences, pour votre prochaine vie ? lui demande l’autre.

Bernadette lève ce qui lui semble être son bras gauche et gratte la zone où devrait se trouver son cuir chevelu. Elle ne sent rien du tout mais, par habitude, le geste l’aide à réfléchir.

_ Et bien… en fait, je crois que j’aimerais bien rester Rue des chats, dit-elle.

_ « Rue des chats » ?

_ C’est la rue Albert Camus mais, dans le village, tout le monde l’appelle Rue des chats. C’est qu’on y trouve un paquet de chats errants ! Et puis, une bonne moitié des habitants en possèdent un.

_ Rue Albert Camus… et vous êtes morte suite à une chute, pouffe l’un des êtres.

L’esprit de Bernadette ne comprend pas la référence littéraire. Il laisse passer quelques secondes puis reprend :

_ En fait, je peux même vous le dire précisément : sur les douze familles qui vivent dans la rue, huit ont au moins un chat.

Les deux entités spirituelles échangent un regard ; tout du moins, Bernadette a cette impression. Le décor se brouille à nouveau et des lignes se forment.

_ Alors, voyons…dit un être en consultant les données qui viennent d’apparaître. Pour la rue Albert Camus, nous avons deux naissances en cours : le petit de la famille Fleury et le dernier chaton de Princesse.

_ Princesse ? s’étonne l’esprit de Bernadette. C’est la chatte des Perrochon…

Bernadette réfléchit : renaître dans la famille Fleury serait sûrement une expérience agréable.  C’est un couple de trentenaires cordiaux et sans histoire. Bernadette est bien placée pour le savoir. Avec eux, jamais le moindre scoop à se mettre sous la dent. La femme est hôtesse d’accueil dans une banque ; l’homme est ingénieur. Elle est originaire du Bénin ; il est né en France. Elle aime son mari ; il aime sa femme.

Chez la famille Perrochon, c’est tout le contraire : entre les disputes des parents et leurs six enfants, ça braille toute la journée là-dedans !

A première vue, le choix semble facile.

Pourtant…